NIKOS KAZANTZAKI : Son oeuvre, ses relations avec la France et sa pensée,

, par Webmestre

 

NIKOS KAZANTZAKI : SON ŒUVRE, SES RELATIONS AVEC LA FRANCE ET SA PENSEE,
 
 
Conférence donnée au Lycée Toulouse-Lautrec
le 26 janvier 2009
par Georges Stassinakis,
 Président du Comité de coordination
de la Société internationale des Amis de Nikos Kazantzaki
Ambassadeur de l’Hellénisme
 
 
  Lorsque vous demandez à quelqu’un s’il connaît Nikos Kazantzaki, la réponse est souvent négative. Lorsque vous lui demandez s’il connaît le film Zorba le Grec, la réponse est souvent positive.
 
Ainsi, Nikos Kazantzaki est plus connu par l’adaptation cinématographique de son livre Vie et aventures de Alexis Zorba que par son œuvre. Heureusement, notre auteur représente quelque chose de plus profond, des valeurs spirituelles, humanistes et cosmopolites, qui le rendent d’une grande actualité.
 
L’objet de cette conférence est de présenter l’ensemble de son œuvre, de rappeler son attachement à la France et d’analyser sa pensée.
 
Me référant souvent à ses écrits, je développerai donc ces trois points. Puis, je répondrai à vos questions.
 
I. L’ŒUVRE
 
 Elle est riche, multiple, cohérente et vivante. En effet, Nikos Kazantzaki a embrassé tous les genres littéraires. On peut difficilement citer un autre auteur, grec ou non-grec, créateur de tant d’œuvres et ayant dépassé les frontières de son pays de manière durable et si étendue.
 
1. Poésie
 
 Kazantzaki s’est toujours considéré comme poète. N’oublions pas que son œuvre romanesque appartient aux dernières années de sa vie. Quelques mois avant sa mort, il a écrit sur un livre d’or d’une librairie d’Antibes, (où il a vécu de 1948 à 1957) : " la poésie est le sel qui empêche le monde de pourrir". Et quelques minutes avant sa mort, il disait aux médecins : "Vous savez, les poètes ne meurent jamais, presque jamais".
 
 Il a écrit trois grands poèmes :
 
 - Son premier, le plus connu, est L’Odyssée. C’est une œuvre monumentale composée de 33’333 vers. Elle est fondamentale pour Nikos Kazantzaki. Il y décrit l’aventure d’Ulysse, c’est-à-dire sa propre aventure, et celle de l’homme moderne, à travers un voyage qui va d’Ithaque au Pôle sud, en passant par Sparte, la Crète et l’Afrique.
 
 - Le second est Tertsines, œuvre peu connue. Il s’agit de 21 poèmes dédiés, écrit-il, "aux âmes qui ont nourri mon âme".
 
 - Le troisième est inconnu. Il s’agit des Sonnets. Retrouvés en 2003 au Musée Nikos Kazantzaki en Crète, nous les avons publié, en traduction française, dans notre revue semestrielle Le Regard crétois.
 
2. Essais
 
 C’est un aspect essentiel et souvent négligé de l’œuvre du grand crétois. Il en a publié 7 :
 
· La maladie du siècle
· La science a-t-elle fait faillite ?
· Bergson
· Symposium
· Histoire de la littérature russe
· Frédéric Nietzsche dans la philosophie du Droit et la Cité
· Ascèse, Salvatores Dei. C’est le livre par excellence si l’on veut comprendre Kazantzaki.
 
3. Oeuvres dramatiques
 
 Cette partie de son œuvre est généralement connue, mais pas dans sa totalité. Au nombre de 20, ces œuvres se réfèrent à des thèmes historiques, religieux, philosophiques et politiques.
 
Tragédies ayant des thèmes antiques :
· Prométhée : 3 œuvres
· Couros
·  Ulysse
·  Melissa
Tragédies ayant des thèmes chrétiens et byzantins
· Christ
· Nicéphore Phocas
· Julien l’Apostat
· Constantin Paléologue
Tragédies ayant des thèmes divers
Jusqu’à quand ?
Fasga
Le jour luit
Comédie
Le Maître Maçon
-  Capodistria
Sodome et Gomorrhe
Othelo revient
Bouddha
Christophe Colomb
 
4. Romans
 
 C’est la partie la plus universellement connue de l’œuvre de Kazantzaki. Il a écrit 11 romans :
 
- Âmes brisées
Le Lys et le Serpent
Toda Raba, Moscou a crié
-  Le Jardin des rochers,
Vie et aventures d’Alexis Zorba
Le Christ recrucifié
Capétan Mihalis
Les frères ennemis
La dernière tentation
Le pauvre d’Assise
Rapport au Greco.
 
5. Récits de voyage
 
 Les voyages et les rêves représentaient pour notre auteur les guides de sa vie.
 
 Il s’est rendu en Afrique, en Asie et en Europe.
 
Un malheureux concours de circonstances l’empêche de visiter les Etats-Unis d’Amérique et plus souvent l’Italie, les autorités grecques en France lui ayant refusé de renouveler son passeport. Il était installé alors à Antibes. Des raisons de santé le privent de se rendre en Inde, où le pandit Nehru l’avait invité. Enfin, par manque de ressources financières ou de temps, il ne peut découvrir l’Afrique centrale, le Congo, le Maroc, l’Irak (« Bagdad, ma patrie », écrivait-il), l’Amérique latine, les îles Marquises, Samoa, Tahiti et l’Islande dont il rêvait.
 
 Les voyages n’étaient pas synonymes de tourisme. Il était contre le tourisme qui défigure le paysage et fait perdre l’âme des peuples. Il voulait connaître le monde, les êtres humains, leur civilisation, la nature. Le grand espoir du voyageur, écrit-il, est celui-ci : de trouver aux terres lointaines les images qui expriment son âme et l’aident à sauver et à se sauver. Plus je voyage, plus je sens que le voyage est pour moi un besoin de liberté.
 
 Les voyages ont beaucoup influencé son œuvre, notamment L’Odyssée. Ses descriptions de l’Espagne, du Sinaï et de la Palestine, de Samarcande et de Boukhara sont des chefs d’œuvre de la littérature du voyage.
 
 Il a écrit des dizaines d’articles et de reportages sur ses voyages en Europe, en Afrique et en Asie, réunis pour la plupart en grec, dans 5 volumes :
 
· Ce que j’ai vu en Russie
·  Espagne, Italie, Égypte, Sinaï
· Chine-Japon
· Angleterre
· Italie, Égypte, Sinaï, Jérusalem, Chypre.
 
6. Livres pour enfants
 
 Il en a publié 2 : Alexandre le Grand et Dans le Palais de Minos, ainsi que des livres scolaires.
 
7. Scénarios
 
 C’est une partie ignorée de son immense œuvre. Ils sont au nombre de 9, mais aucun n’a servi pour réaliser un film :
 
 
· Le foulard rouge
· Saint Pacôme et Cie
· Mohammed
· Une éclipse de soleil
· Lénine
· Bouddha
· Don Quichotte
· Décameron
· Grèce éternelle.
 
8. Correspondance
 
 Des centaines de lettres, échangées avec sa famille, ses amis, des hommes de lettres, de sciences et de la politique, des ecclésiastiques, font découvrir la personnalité de Kazantzaki et l’étendue de son œuvre.
 
9. Articles, monographies et études
 
 Kazantzaki a écrit des centaines d’articles et d’études, publiés dans des revues littéraires et dans la Grande Encyclopédie grecque Eleftheroudaki, sur des personnages historiques, sur les plus grands savants et hommes de lettres du monde entier, démontrant ainsi son immense culture.
 
10. Traductions en grec effectuées par Nikos Kazantzaki
 
 Même si cet aspect est méconnu et grâce à la connaissance des langues française, anglaise, allemande, italienne et castillane, il a traduit l’ensemble de l’œuvre de Jules Verne, des ouvrages d’Alphonse Daudet, William James, Nietzsche, Darwin, Maeterlinck, Bergson, Machiavel, Dante, Jiménez, Garcia Lorca, Pirandello, Cocteau, Hauptmann, Goethe, Shakespeare, Platon, Homère, Dickens, etc.
 
II. LES RELATIONS DE KAZANTZAKI AVEC LA FRANCE
 
Elles sont de deux ordres : ses multiples séjours et son amour de la culture française.
 
 1. Les séjours
 
Son premier voyage en France se situe en octobre 1907. Agé de 24 ans, il arrive à Paris pour étudier le Droit. Voici comment il décrit, dans son livre Rapport au Greco, ses premières impressions :
 
 Une pluie fine tombait, le jour se levait. Le visage collé contre la vitre de la voiture, j’apercevais, derrière le réseau transparent de la pluie, Paris qui passait, souriait entre ses larmes et m’accueillait. Je voyais passer les ponts, les maisons aux nombreux étages, toutes noircies, les parcs, les églises, les marronniers dépouillés de leurs feuilles, les gens qui marchaient, hâtifs, dans les larges rues luisantes... Tout le visage charmant et joueur de Paris je le voyais, à travers les fils suspendus de la pluie, sourire dans une lueur voilée, comme on le voit, à travers les fils de son métier, le visage de l’ouvrière qui tisse.
 
 Il reste à Paris jusqu’en février 1909 et fréquente le Collège de France où il suit les cours de Bergson. Il se rend également à la Sorbonne. Il écrit plusieurs articles dans les journaux grecs. C’est à Paris qu’il découvre l’œuvre de Nietzsche.
 
 C’est dans la capitale française qu’il écrit quelques romans, essais et pièces de théâtre. Son séjour d’étudiant à Paris constitue sa première "rencontre" avec la France et le peuple français. Il apprend beaucoup dans plusieurs domaines et admire ce pays, où il effectuera par la suite plusieurs séjours. En 1947 et 1948, il travaille à l’UNESCO, à Paris. Il rencontre plusieurs personnalités, notamment Léon Blum, Roger Gallois, Jean-Paul Sartre et le duc de Broglie.
 
 En juin 1948, il s’installe à Antibes où il demeurera durant neuf ans, jusqu’à sa mort survenue en 1957. Il aimait y vivre. Dans ses lettres, il le répète souvent. Son épouse Eleni en parle avec émotion dans son livre Le Dissident. C’est à Antibes qu’il écrit successivement la plupart de ses romans.
 
 C’est à Antibes, également, qu’il reçoit des hommes de lettres, des artistes, des musiciens, des personnalités politiques ainsi que des traducteurs de ses œuvres venus de plusieurs pays européens, asiatiques et latino-américains. L’écrivain aimait se promener le long du rivage (quand les touristes étaient partis), dans les bois de la Garoupe, ou bien encore sur les hauteurs d’Antibes et de Cannes. Voyageant souvent, c’est chaque fois avec plaisir qu’il retrouvait son foyer, son "cocon" ("koukouli") d’Antibes.
 
 Peu impliqué dans la vie locale, Nikos Kazantzaki participait parfois aux activités culturelles. Il était « membre d’honneur » du Rotary Club d’Antibes. Par ailleurs, son nom figure d’ailleurs parmi les donateurs du Musée Picasso à Antibes.
 
2. Son amour de la culture française
 
 Il s’est manifesté de trois manières.
 
a) Études dans l’île de Naxos
 
 En 1897, en raison de la répression des Ottomans à la suite du soulèvement des crétois, sa famille l’inscrit à l’École française catholique romaine, à Naxos. Il a 14 ans ! C’est un excellent élève. Il décrit dans son livre Rapport au Greco son séjour sur cette île et dans cette école. Ce fut son premier contact avec la culture française. Il apprend le Français, lit des auteurs français, notamment des poètes.
 
b) L’utilisation de la langue française
 
 Il aimait s’exprimer en français. Dans sa correspondance en grec ou en anglais, il citait souvent des phrases ou des mots français.
 
Il a écrit directement en français deux romans
 
 - Toda-Raba, Moscou a crié, dans lequel il raconte son aventure en URSS, et - Le jardin des rochers, dans lequel il relate son voyage en Chine et au Japon.
 
 
 
 
Il a traduit en français trois de ses pièces de théâtre
 
 - Julien l’Apostat - Melissa et - Thésée.
 
Il a adapté en français
 
- Sa tragédie Nicéphore Phocas
- La comédie du Cardinal Bibbiena Calandria avec l’espoir que Louis Jouvet
 (dont il avait fait la connaissance) allait l’interpréter.
 
Il a, enfin, traduit en grec des auteurs français et francophones
 
 Cocteau, C.A. Laissant, H. Bergson, M. Maeterlinck (auteur belge), A. Daudet, J. Verne (huit Livres).
 
c) Écrits (en grec) de Kazantzaki sur des écrivains et savants français
 
En 1913, il fait connaître au public grec Bergson et Flaubert.
 
 Entre 1927 et 1931, il publie dans l’Encyclopédie grecque Eleftheroudakis un nombre impressionnant de notes sur des savants, écrivains et poètes français. Un travail considérable !
 
 Il aimait beaucoup les auteurs français. Citons, en particulier, Bergson, Camus, Chateaubriand, Claudel, Giono, Hugo, Lamartine, Malraux, Martin du Gard, Mauriac, Montherlant, Musset, Racine, Rousseau, Sartre, et surtout le poète Valéry.
 
 Voici les propos de Kazantzaki sur quelques écrivains et poètes français :
 
 - Sur Gide : "c’était un grand styliste, un maître écrivain mais pas un grand écrivain. Son influence morale sur la jeunesse française a été néfaste. La forme de son œuvre est parfaite. Mais je n’en aime pas du tout le contenu".
 
 - Sur Claudel : "En France, il reste encore un grand vieillard Claudel. Après sa mort ... plus que des épigones".
 
 - Sur Mauriac : "toujours au premier rang du combat pour l’humanité".
 
 - Sur Malraux : "non seulement il a écrit de très beaux romans, mais c’est quelqu’un".
 
 Dans un entretien au journal des "Jeunesses littéraires de France" (automne 1955), il déclare :
 
 Qui aimez-vous plus particulièrement parmi nos écrivains ?
 
 - Ne vous étonnez pas de mes choix un peu ... hétéroclites peut-être. Mais je raffole de contradictions. Ainsi, j’aime énormément Montaigne et Pascal. Ce sont des stylistes étonnants. De même, Saint-Simon, Montesquieu. D’ailleurs, j’aime tout le XVIIIe siècle français, toute sa grâce et son esprit. C’est pour moi, le miracle français. A mon avis, c’est l’un des grands moments de votre histoire. Du moins, pour mon goût personnel.
 
 Ce choix vous fait honneur. Et parmi les contemporains ?
 
 - J’admire beaucoup Malraux, Saint-Exupéry, Montherlant. J’aime tout particulièrement Mauriac : quel romancier extraordinaire ! En poésie, je voue un culte spécial à Valéry. Il est le sommet, la fin d’une civilisation. Trop fin peut être, trop raffiné. C’est une fleur sans semence. Sur le plan strictement humain, il y a deux hommes que je place au-dessus de tous les autres, sans réserves. Ce sont Einstein et Schweitzer.
 
 À propos d’Henri Bergson et de la France, et je termine le second point de ma conférence, il écrit :
 
 A plusieurs questions que je me posais dans ma jeunesse, c’est Bergson qui m’a donné la réponse. Je lui suis vraiment très reconnaissant, ainsi qu’envers la France qui a affranchi ma vie intellectuelle de plusieurs problèmes qui me tracassaient.
 
III. LA PENSEE DE NIKOS KAZANTZAKI
 
 C’est une pensée cohérente, très actuelle, liée à la vie, au cœur et à l’esprit.
 
 Je la présenterai en examinant successivement les points suivants :
 
1. La recherche de l’essentiel et de la liberté
2. L’adoration de la nature
3. La primauté de l’Esprit
4. La nécessité du dépassement et de la synthèse.
 
 Tous ces éléments de la pensée kazantzakienne sont étroitement liés. Je les ai séparés pour des raisons uniquement méthodologiques.
 
1. La recherche de l’essentiel et de la liberté
 
 L’homme, selon Kazantzaki, doit toujours rechercher l’essentiel, ne pas perdre son temps à des conversations futiles, à des choses éphémères, à la luxure, aux luttes politiciennes et à une littérature à l’eau de rose. Il doit dépasser le "quotidien" et le "normal", car tout cela conduit à la perte de l’homme lui-même et le transforme en une personne "quelconque". Il doit rechercher ce qui guide un être humain et une société, les fils conducteurs, pour aller plus loin et encore plus loin, sans s’arrêter, se dépasser.
 
 S’adressant à son illustre compatriote, Domenicos Théotocopoulos, il écrit dans le Rapport au Greco : Nous n’avons tous deux chassé pendant notre vie qu’une seule chose, une vision cruelle, sanguinaire, indestructible, la substance... Je ne t’ai jamais parlé des détails de la vie quotidienne, ce sont des coquilles vides.
 
 Dans un autre passage du même livre, il écrit : "Le temps est devenu pour moi le bien suprême. Quand je vois les hommes se promener, flâner, ou gaspiller leur temps en discussions vaines, il me prend l’envie d’aller tendre la main au coin des rues comme un mendiant :
 
 - Faites-moi l’aumône, braves gens, donnez-moi un peu du temps que vous perdez, une heure, deux heures, ce que vous voulez."
 
 La liberté pour Kazantzaki signifie d’abord absence de crainte et d’espoir. L’homme ne doit pas avoir peur du perfectionnement personnel et de la vie future. Il ne peut rien espérer des hommes, il ne doit pas rechercher les récompenses et les honneurs. Comme l’écrit justement le philosophe musulman Averroès "une morale fondée sur l’espoir de la récompense et la crainte du châtiment est indigne de l’homme de Dieu ; elle est immorale".
 
 C’est l’aspect le plus important de sa pensée et ce n’est pas un hasard si l’épitaphe suivant figure sur sa tombe, à Héraklion, en Crète : "Je n’espère rien, je crains rien, je suis libre." Cela signifie qu’il ne craint pas l’avenir, qu’il n’espère rien des hommes, qu’il s’est débarrassé de toutes les superstitions, il est donc libre et qu’ il est arrivé à son "Dieu". Il s’agit d’un message de délivrance et de liberté.
 
 Pour atteindre la liberté, l’homme doit toujours "monter". La "montée" est toujours le moyen suprême pour Kazantzaki. Monter en permanence, lutter à chaque instant pour arriver à une marche. Et lorsqu’on y arrive, monter plus haut. Ce qui est important, selon Kazantzaki, ce n’est pas la liberté mais la lutte permanente pour la liberté.
 
 Quelques citations permettront de mieux saisir la portée de ces affirmations :
 
 Dans un entretien avec Pierre Sipriot à la Radio française en 1957, il note à propos des héros de ses romans : "Il ne s’agit pas d’un triomphe définitif mais d’une lutte sans fin."
 
 Dans le Rapport au Greco, il précise :
 
 Nous avons le devoir, au-delà de nos préoccupations personnelles, au delà de nos habitudes commodes, au-dessus de nous-mêmes de nous fixer un but, et ce but, jour et nuit, dédaignant les rires, la faim et la mort, de nous efforcer de l’atteindre. Non pas de l’atteindre ; une âme fière, dès qu’elle atteint son but, le déplace encore plus loin. Non pas de l’atteindre, mais de ne jamais nous arrêter dans notre ascension. C’est le seul moyen de donner à la vie noblesse et unité.
 
 En 1952, il écrit à Knös, ami et traducteur suédois :
 
 Le sujet principal, presque unique, de toute mon œuvre est : le combat de l’homme avec "Dieu", la lutte acharnée du ver qui s’appelle "homme" contre les forces toutes-puissantes et ténébreuses qui se trouvent en lui et autour de lui ; l’obstination, la lutte, la ténacité de la petite Étincelle qui tâche de percer et de vaincre l’immense Nuit éternelle. La lutte et l’angoisse pour transformer les ténèbres en lumière, l’esclavage en liberté.
 
 Inconsciemment, tout ce que j’ai écrit pendant l’Occupation, c’était sur la liberté, soif, désir profond de liberté : Prométhée, Zorba, Constantin Paléologue etc. Lorsque les communards ont demandé à Renoir ce qu’il faisait pendant la Commune, il répondit : - je peignais des fleurs. Moi, je peignais la Liberté !
 
Cette liberté, qui concerne la totalité de l’individu et de la société : liberté personnelle, sociale, économique et politique, est la base du cheminement politique du grand Crétois.
 
 Nikos Kazantzaki, comme d’autres intellectuels grecs et non-grecs, a été influencé par les grands courants politiques et sociaux de son époque : nationalisme, communisme, socialisme, christianisme social. Mais il n’a jamais été militant, engagé véritablement et durablement dans un parti politique. Un homme libre ne pouvait pas agir autrement.
 
 Cela ne l’a pas empêché, quand c’était nécessaire, de prendre des positions publiques pour la défense des opprimés, contre la faim, contre la guerre et pour la paix. Pour cette raison, il a obtenu le Prix international de la Paix qui lui a été remis à Vienne en 1956. Ses positions étaient guidées par des soucis humains et éthiques mais jamais par des préoccupations politiciennes. En 1957, dans un entretien à la Radio française, il déclarait : Je crois qu’aujourd’hui, la mission d’écrivain "éveilleur" est indispensable pour tous les pays où l’injustice règne, je veux dire presque sur toute la terre.
 
 Voici comment il décrit son évolution politique :
 
 Jusqu’à 1923, je suis passé, tout consumé d’émotion et de flamme, par le Nationalisme..... De 1923 à 1933 à peu près, j’ai parcouru, avec la même émotion et la même flamme, les rangs de la gauche (je n’ai jamais été communiste ; comme vous le savez, je n’ai jamais eu cette gale intellectuelle). Maintenant je parcours la troisième étape - sera-ce la dernière ? - je l’appelle liberté. Aucune ombre. La mienne seule, dégingandée, d’un noir sombre, ascendante. J’ai été délivré du rouge et des autres couleurs, j’ai cessé d’identifier le sort de mon âme - mon salut - avec celui de quelque idée que ce soit.
 
2. L’adoration de la nature
 
 Kazantzaki a été un idolâtre de la nature, un physiolatre. Il aime la nature et la décrit en permanence dans son œuvre. Il lui consacre dans Ascèse deux chapitres. Il trouve dans la nature une dimension divine. Il est tellement émerveillé par la terre qu’il regrette de devoir la quitter.
 
 Dans la nature, Kazantzaki inclut le paysage, la terre, l’eau, la mer, le vent, la montagne, la campagne, les plantes, les fruits, les animaux, le ciel, le soleil. Tout est lié chez lui. Dans Alexis Zorba, il demande : Si on savait ce que disent les pierres, les fleurs, la pluie ! Peut-être bien qu’elles nous appellent, et que nous on n’entend pas. Quand est-ce que les oreilles des gens s’ouvriront ? Quand est-ce qu’on aura les yeux ouverts pour voir ? Quand est-ce qu’on ouvrira les bras pour s’embrasser tous, les pierres, les fleurs, la pluie, les hommes ?
 
 Il recherchait la nature pour se ressourcer, pour rencontrer les gens simples. La description de ses rencontres avec les bédouins et les crétois est merveilleuse.
 
 Il adore le paysage. Il estime que les gens ne le regardent pas, qu’il n’y a, écrit-il, aucune correspondance entre le paysage et l’homme." Il critique les violences faites à la nature. Dans Toda Raba, il demande aux gens : Soyez simples et bons ! Aimez les hommes, aimez les animaux et les plantes. Aimez la nature, ne la violentez pas !
 
 Il n’aime pas les centres urbains, il suffoque en ville où prédomine le factice. Le naturel des champs convient mieux à sa vitalité, à son appétit du vrai. J’ai retrouvé à Egine le calme, la terrasse, la mer, la montagne - et moi-même. Combien futile, contraire à ma nature, le bruit d’Athènes.
 
 Constamment à l’écoute de la nature, Kazantzaki y cherche l’entente, la consonance, l’harmonie parfaite entre son être et l’univers.
 
 Tout dans la nature renferme, selon Kazantzaki, une parcelle de spirituel et participe donc, à ce titre, de Dieu. Pour Kazantzaki une simple feuille d’arbre porte, tout autant que l’Univers, témoignage du miracle de la création tout entière.
 
 Le stoïque, le "détaché", que s’est employé à être Kazantzaki avoue en toute franchise et en des termes pathétiques que, par-delà toute réflexion sereine sur la mort et la condition humaine, l’homme a du mal à s’arracher à la terre.
 
3. La primauté de l’Esprit
 
Pour comprendre la pensée "religieuse" de Kazantzaki, il faut distinguer deux niveaux :
 
- Ceux de la religion et de l’Eglise
- Ceux de la religiosité et de la spiritualité.
 
Le professeur grec Louvaris fait une distinction entre la religiosité et la religion : La religiosité est le noyau, la religion la peau ; la religiosité est le vécu, la religion en est l’expression ; la religiosité est primordiale, elle coule de source, la religion en dérive. Il y a des hommes qui rejettent toute religion, mais personne n’est dépourvu de religiosité, car la religiosité constitue l’élément constitutif de la nature psychique de l’homme.
 
Kazantzaki se situe clairement sur le plan de la religiosité et de la spiritualité,
 
Son but permanent et suprême était la recherche de Dieu. Durant toute sa vie, il a cherché l’harmonie, la liberté absolue, le chemin montant.
 
Dans Ascèse, il écrit :
 
 Un seul désir me possède : celui de surprendre ce qui se cache derrière le visible, de percer le mystère qui me donne la vie et me l’enlève, et de savoir si une présence invisible et immuable se cache par-delà le flux incessant du monde.
 
Dieu pour Kazantzaki est dans chaque être. Dans Le pauvre d’Assise, il écrit : Chaque homme, même le plus athée, a au fond de lui-même, dans son cœur, Dieu. Mais Dieu pour Kazantzaki n’est pas une certitude, c’est une recherche permanente. Nous créons Dieu, nous le tuons, nous devons le sauver, contribuant ainsi à l’évolution créatrice du monde. Il est significatif à ce sujet de souligner que le sous-titre de son essai Ascèse est intitulé Salvatores Dei. Le Dieu de Kazantzaki est personnel et non transcendant.
 
Il a étudié toutes les religions et philosophies, ainsi que les textes de guides spirituels, chrétiens, musulmans, taoïstes, indous et bouddhistes. Mais plus que toute autre personne, sirène comme il disait, le Christ l’a toujours fasciné.
 
Ses positions n’ont pas été acceptées par les Eglises institutionnelles et les organisations para ecclésiastiques. Le Saint-Synode de l’Eglise orthodoxe d’Athènes a tenté, sans succès, de l’excommunier. Quant à l’Eglise catholique romaine, elle a mis à l’Index certains de ses livres.
 
 Dans Alexis Zorba, Kazantzaki distingue trois espèces d’hommes :
 
 - Ceux qui se fixent pour but de vivre leur vie, comme ils disent, de manger, de boire, d’aimer, de s’enrichir, de devenir célèbres ;
- Puis, ceux qui se fixent pour but, non pas leur propre existence, mais celle de tous les hommes ; ils sentent que tous les hommes ne font qu’un et ils s’efforcent de les éclairer, de les aimer autant qu’ils peuvent et de leur faire du bien ;
 - Enfin, il y a ceux dont le but est de vivre la vie de l’univers entier : tous, hommes, animaux, plantes, astres, nous ne faisons qu’un, nous ne sommes qu’une même substance qui mène le même terrible combat. Quel combat ? transformer la matière en esprit.
 
Nikos Kazantzaki exprime avec précision, dans une intervention à la BBC en 1946, la primauté des valeurs spirituelles et humanistes et la création d’une « Internationale de l’Esprit » :
 
Pour qu’une civilisation se maintienne à un niveau élevé, elle doit établir l’harmonie entre l’esprit et l’âme. Cette synthèse doit être le but suprême de la lutte actuelle de l’humanité. La tâche est difficile, mais nous ne la mènerons à bien que si nous savons clairement ce que nous voulons et où nous allons.
 
Mais avant d’en arriver là, il est naturel que nous vivions le chaos et l’anarchie. Chaos moral et spirituel. Quiconque aujourd’hui entre en contact avec des hommes conscients, dans n’importe quelle partie du monde, note même sur eux les conséquences inévitables de la guerre, c’est-à-dire les résultats de l’angoisse et de la faim ; lassitude, anxiété et incertitude ; et au-dessus de tout l’absence d’une morale stable, universellement reconnue, sur laquelle on puisse reconstruire la vie intérieure de l’homme d’après-guerre.
 
Comment l’homme pourrait-il se refaire intérieurement dans un climat de lassitude, d’anxiété et d’incertitude ? Il n’y a qu’un seul moyen : mobiliser toutes les forces de lumière qui sont en sommeil dans chaque homme et dans chaque peuple.
 
La responsabilité du penseur est lourde. Car les passions sont aveugles et engendrent la lutte et les forces matérielles que l’esprit a placées dans les mains des hommes sont formidables ; de leur usage dépend le salut ou la perte de l’humanité. Unissons ceux qui croient à l’esprit. Regardons clairement l’époque dangereuse que nous traversons et voyons quel est le devoir aujourd’hui de l’homme de l’Esprit.
 
4. La nécessité du dépassement et de la synthèse
 
 Le point de départ de toute l’œuvre de Kazantzaki est l’île de Crète. La terre, l’histoire, la langue, les traditions crétoises sont permanentes dans toute son œuvre. Son identité est crétoise.
 
 Peut-on alors le qualifier d’auteur "régionaliste" ? Assurément pas. Kazantzaki était profondément crétois, il avait avec la Crète « une passion presque mystique ». Mais sa vie, son œuvre et sa pensée dépassent la Crète. Ses racines étaient crétoises, mais sa conscience universelle. Il écrit sur la Crète, mais il la dépasse pour s’intéresser aux problèmes qui concernent tout être humain où qu’il vive.
 
 Voici trois exemples significatifs :
 
 1. Selon Aziz Izzet, un de ses meilleurs biographes, Kazantzaki a maintes fois répété que la plus grande préoccupation de sa vie avait été la dualité inhérente à toute chose et l’incompréhensible antagonisme entre les éléments de la grande unité. Pour lui, réconcilier l’action et la contemplation, le bien et le mal, l’obscurité et la lumière, la chair et l’esprit, était pour l’homme le seul moyen de les dépasser et d’atteindre Dieu.
 
 2. En réalité, la guerre entre Ottomans et Grecs qu’il évoque dans son œuvre prend d’autres dimensions, elle devient le bien et le mal, les ténèbres et la lumière, Dieu et le Diable. Capétan Mihalis combattait l’occupant ottoman. Nikos Kazantzaki combattait un autre occupant, la méchanceté, l’ignorance, la peur, les idées brillantes et fausses des idoles.
 
3. Dans un entretien à la Radio française en 1957, il précise cette idée de dépassement. En effet, il y distingue trois sortes de romans :
 
* Le roman style "grand magasin". Ce roman échappe aux lieux et aux temps parce qu’il flotte dans l’air, sans racines ; il est savamment cuisiné sur des recettes internationales ;
* Le roman régional ou national ; celui-ci a des racines dans son pays ; il exprime la façon particulière de penser, de sentir, de vivre et de mourir d’un peuple particulier. Ces romans sont comme les monuments locaux d’un pays ; ils sont précieux parce qu’ils peuvent enrichir notre esprit et notre sensibilité ;
* Lorsque ces romans nationaux arrivent à passer les frontières nationales pour atteindre l’homme de toutes les nationalités, alors nous avons la troisième sorte de roman, la plus élevée.
Approfondir l’homme de son pays jusqu’à ce qu’on atteigne l’homme sans étiquette, français, grec ou chinois, l’homme tout simplement, voilà quelle doit être l’ambition suprême du romancier.
Ajoutons ceci, très important : on ne peut atteindre l’homme de tous les pays qu’en prenant son essor dans l’homme de son pays.
 
Dans d’autres textes, Kazantzaki va plus loin. L’intellectuel doit, selon lui, rechercher la "synthèse" entre ses racines, ses traditions et le monde actuel et futur.
 
 Aziz Izzet, écrit :
 
La grande aventure de Nikos Kazantzaki a été d’avoir tenté de réaliser une synthèse entre l’Orient et l’Occident, entre la méditation et l’action, entre Bouddha et Platon, où encore entre le Christ et Lénine. Si Dostoïevski a fait un nouvel Ancien Testament, Kazantzaki a fait le deuxième Nouveau Testament, celui de l’homme d’aujourd’hui qui renferme toutes les possibilités de celui de demain.
 
Mais laissons Kazantzaki s’exprimer sur ce point :
 
 La vision centrale, écrit-il, qui rythme en ces dernières années ma vie et mon œuvre ne m’est pas venue "d’en haut", de connaissances scientifiques et de rêveries métaphysiques, mais "d’en bas", des profondeurs de ma terre.
 
 La Crète .. est la synthèse que j’ai toujours essayé de concevoir : la synthèse de la Grèce et de l’Orient. En moi je ne sens ni Occident ni Grèce classique comme un pur "élixir". Ni le chaos anarchique, ni la résignation aboulique de l’Orient. Tout au contraire, une synthèse ; le moi regardant l’abîme sans se décomposer ; bien plus, ce regard fixé sur la vie et la mort, je l’appelle crétois.
 
Dans un dernier texte, il précise :
 
 Avoir le regard crétois ne veut point dire rejeter les civilisations occidentale, orientale ou de la Grèce antique. Cela veut dire faire la synthèse de tout cela sans oublier l’apport du neuf, et vivre alors une vie nouvelle, plus large, plus héroïque et plus consciente.
 
 Kazantzaki démontre ainsi avec clairvoyance que l’homme doit avoir des racines, mais qu’il doit, en même temps, s’intéresser aux autres peuples et civilisations, aux vraies valeurs, à (sa) libération spirituelle, comme il écrit, à la nature. Particularité culturelle nationale et universalité, voilà les caractéristiques principales de sa pensée, caractéristiques qui conservent toute leur actualité dans le monde actuel et dans celui de demain.
 
En effet, dans le Rapport au Greco et dans sa correspondance, il distingue trois sortes d’intellectuels :
 
 "- Ceux qui regardent vers le passé, qui recherchent le romantisme, et la fuite.
 
 - Ceux qui regardent autour d’eux la pourriture, la démence du monde actuel.
 
 - Ceux, enfin, qui regardent vers l’avenir, et qui luttent pour apercevoir le visage du monde futur, afin de créer la moule où sera créée la matrice future, qui permettra de saisir la structure de la société à venir."
 
Nikos Kazantzaki appartient incontestablement à la troisième catégorie.